Back
Majdoline Wahbi
01.12.2021

Le Venture Capital va-t’il se faire “cancel” par la Génération Z?

On parle de plus en plus de la Génération Z comme d’un groupe social atypique qui va secouer l’establishment. Les papiers sociologiques et articles de presse qui s’interrogent sur l’impact de ces deux milliards d’adolescents et jeunes adultes sur notre société, et tout particulièrement sur la manière dont ils vont impacter le monde de l’entreprise, se multiplient. Ils sont décrits comme intransigeants, capables de lire au-delà des discours politiques et marketings et ne rechignant pas à recourir à la cancel culture - cette pratique visant à dénoncer de manière publique et virulente des individus ou des institutions dont les actions ou propos sont perçus comme problématiques - en tant qu'arme idéologique. Une génération particulièrement entrepreneuriale, très éduquée, lucide, sensible - voire fragile - et valorisant fortement l’authenticité, la transparence et l’inclusivité radicale.

Ce n’est pas la première génération à avoir été étudiée et résumée par la sociologie – et parfois par la psychologie de comptoir. L’’allemand Karl Mannheim et l’espagnol José Ortega y Gasset sont les premiers à avoir défini l’influence du facteur générationnel, c’est-à-dire de l’expérience commune d’événements historiques, sur le progrès social. Petit rappel sur les générations qui lui ont précédé:

  • La Génération X (née entre 1965 et 1980) a vécu la crise financière de 2008 et la Grande Récession qui en a suivi à l’âge adulte. C’est la génération la plus touchée financièrement par cette période. Elle est souvent décrite comme cynique, peu loyale aux entreprises, dont l’image patriarcale bienveillante a été écorchée par des licenciements de masse, et est en recherche d’un équilibre fort entre sa vie professionnelle et personnelle.
  • La Génération Y (née entre 1980 et 1995) aussi appelée génération des Millennials, est souvent stéréotypée par son narcissisme, et notamment pour son obsession du développement personnel et de la multiplication d’expériences initiatiques comme le voyage. Elle est aussi présentée à travers son aisance avec la technologie, qui lui ont donné le pouvoir de remettre en cause la hiérarchie verticale chez ses employeurs. La Génération Y ne va toutefois pas jusqu’à briser l’ordre établi et est assez attachée à l’institution “Entreprise”. Il faut dire qu’elle a elle aussi grandi dans un environnement anxiogène – 2001 et 2008 – qui l’a rendue sensible à une certaine forme de stabilité.

 

En tant que jeune investisseuse Millennial ayant donc décidé de ne pas renverser l’ordre établi et d’embrasser la sécurité d’une carrière linéaire assurée par le sacro-saint CDI, je me suis prise de fascination pour ce que l’on raconte de mes successeurs. Ceux qui étaient censés naître dans l’opulence et qui se sont pourtant brutalement confrontés à une crise d’une ampleur inédite, cette génération globale et ultra-connectée qui rentre sur le marché du travail dans une ambiance apocalyptique. Celle qui fait l’objet de tant de contenus pétris d’angoisses des directions des ressources humaines, déjà terrifiées à l’idée d’attirer cette nouvelle génération de talents, puis de les retenir.

Je me suis donc interrogée sur la façon dont cette nouvelle génération d’entrepreneur·e·s allait également secouer notre monde du Venture Capital et des startups. Après tout, des grandes “maisons” d’investissement ne pourraient-elles pas se faire “canceI” au même titre que des marques de grande consommation ?

 

La génération la plus entrepreneuriale de l’histoire

Il est absolument critique que nous autres VCs nous intéressions à ce groupe démographique. D’un point de vue quantitatif déjà, puisque, selon une étude Nielsen, plus de la moitié de celle-ci envisage de se lancer dans l’entrepreneuriat, ce qui en ferait la génération la plus entrepreneuriale de l’histoire.

Ce n’est d’ailleurs pas surprenant quand on réfléchit aux outils qu’elle a toujours eu à disposition; ayant eu accès à Internet dès son plus jeune âge – sans avoir à passer par la phase de négociation parentale pour obtenir l’autorisation de débrancher téléphone et Minitel  –  elle a grandi avec un accès gratuit à des plateformes qui ont démocratisé l’accès à l’information et à l’entrepreneuriat à une échelle inouïe. Il lui apparaît donc naturel de poster du contenu sur Youtube, TikTok ou  Twitch et elle a conscientisé très vite la possibilité de monétiser cette activité, aidée de startups de la Creators Economy comme Jellysmack. Elle ne vend plus de Limonade pour gagner de l’argent de poche comme l’ont longtemps clamé ses prédécesseurs entrepreneur·e·s, mais met plutôt en avant ses activités de revente de vêtements sur Vinted et Depop, la création d’un site e-commerce sur Shopify, ou d’une boutique de ses créations DIY sur Etsy.

Il est donc très probable qu’une partie de ces entrepreneur·e·s-nés finisse par lancer des startups ambitieuses et très attractives pour nous autres investisseur·e·s. Mais ces futurs startuppeurs habitués à la désintermédiation et aux plateformes opteront-ils même pour notre mode de financement qui répond à des codes et pratiques encore un peu old-school?  Ne nous percevront-t-ils pas comme un intermédiaire de trop entre eux et nos propres investisseurs, les LPs, eux qui ont déjà vu de nombreux intermédiaires sauter avant nous?

Une génération militante et dans l’affirmation de ses identités plurielles 

  • Le combat pour la planète :

Biberonnée aux discours anxiogènes sur le dérèglement climatique, la Gen Z semble tout particulièrement s’approprier les questions sur le climat. Plus de deux-tiers des jeunes qui la composent admettent tristement que la question climatique représente leur plus grande source d’angoisses pour le futur. Pas passive pour autant, 76% d’entre elle se définit comme activiste, ce qui s’incarne parfaitement en la figure déjà emblématique de  Greta Thunberg, 18 ans. Les dures invectives de Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, à son encontre, qui lui reprochait son pessimisme, cristallisait d’ailleurs parfaitement un malaise générationnel entre “Boomers inconscients” d’une part,  et “Gen Zers catastrophistes” de l’autre.

Du côté de notre écosystème, les startups cleantech, de l’énergie et de l’écologie ont jusqu’ici été relativement peu glorifiées par l’écosystème startups – à quelques exceptions près comme les iconiques Backmarket et Ynsect en France – par rapport à des modèles de boîtes purement logiciels commercialisées sous forme d’abonnements, les fameuses B2B Saas. Si ces dernières sont louées par les investisseur·e·s pour leur capacité à générer des revenus prévisibles, des niveaux de marges stratosphériques et impliquer peu de coûts de R&D, on voit déjà qu’elles sont de moins en moins plébiscitées par la nouvelle génération d’entrepreneur·e·s.

Peut-être moins inspirés par les réussites d’un Mark Zuckerberg ou d’un Jeff Bezos que les générations précédentes, puisqu’ils en ont vu les externalités négatives plus jeunes et qu’ils les ont vu respectivement se faire “annuler”, il est fort probable que l’on voit de plus en plus en plus des meilleurs entrepreneur·e·s lancer des startups s’attaquant à des problèmes climatiques non résolvables par du logiciel pur, et moins d’outils de productivité destinés aux entreprises par exemple, dont nous sommes encore très friands. Cette génération d’entrepreneur·e·s militants, s’attaquant au problème le plus urgent de notre siècle, risque donc de nous rire au nez, voire de nous “annuler” à notre tour, si l’on continue d’expliquer certains de nos refus d’investir par le fait que cela impliquerait “trop de capex”, “trop de R&D” ou que le “time-to-market serait trop long par rapport à nos véhicules d’investissements de dix ans seulement”.

  • Le combat pour l’inclusivité radicale et la levée de tabous de société :

Si la Génération X et la Génération Y ont à leur mesure contribué à faire avancer certains combats sociétaux, tels que le combat pour l’égalité hommes-femmes et pour les droits homosexuels, la Génération Z semble défendre l’égalité et le droit à la multiplicité de ses identités de manière encore plus forte.

Ce sont près de sept jeunes sur dix qui affirment l’importance de défendre des causes liées à l’identité. Ils sont significativement plus intéressés que les générations précédentes ne l’ont été aux questions des droits de l’homme, de race et aux questions relatives aux lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres. Peut-être moins sensible aux grands discours universalistes, qui peuvent leur sembler être des machines à nier les différences plutôt que des vecteurs d’égalité, la Génération Z semble davantage alignée avec les actions et discours destinés spécifiquement aux minorités. Cela peut notamment se traduire dans la popularité grandissante de la pensée intersectionnelle et, de manière plus concrète, dans de nouvelles normes telles que la spécification de ses pronoms de genre sur les réseaux sociaux personnels et professionnels. C’est la génération la plus à l’aise avec la non-binarité et, une étude du Pew Research Center indique que plus d’un tiers d’entre elle connait quelqu’un qui préférerait qu’on utilise des pronoms neutres à son égard, soit cinq fois plus que les baby-boomers. Cette vigilance aux questions de la diversité et cette aisance avec la notion d’identité politique l’amènent donc à un certain niveau d’exigence envers le système éducatif et professionnel sur le sujet des politiques de diversité et d’inclusion. 65% ont déclaré qu’ils attendent que l’éducation à la diversité et à l’inclusion soit une contrainte légale obligatoire en entreprise.

Ils s’emparent également plus facilement de sujets plus complexes et anciennement tabous comme celui de la neurodiversité ou de la santé mentale et militent, comme le reflètent par exemple des tendances de vidéos sur TikTok, pour la reconnaissance de troubles comme les ADHD ou encore les nombreux troubles de l’anxiété. Bien qu’il n’appartienne pas à la Génération Z, la déclaration publique d’Elon Musk quant au fait qu’il soit atteint du syndrôme d’Asperger témoigne bien de ce changement de mentalité et de la manière dont il vient s’infuser dans l’écosystème Tech mondial et dans la société de manière plus générale.

Une intransigeance aux discours des marques reflété par une capacité à les “annuler”

Autre aspect intéressant de ce groupe démographique dans la perspective de l’étude de son rapport probable au monde du capital-risque; sa relation aux marques et aux institutions. Nous avons déjà parlé de sa nature militante, et celle-ci s’observe dans son activisme de consommateur (j’aurais pu ici utiliser le concept de “consomm’acteur” mais je vous épargne cette infâmie). Prêt à un sacrifice personnel remarquable pour que son pouvoir d’achat soit le reflet de ses convictions, comme s’abstenir de manger de la viande ou rechercher des alternatives écologiques à des produits de grande consommation comme le Nutella, le jeune de la Génération Z consomme de préférence des marques dont l’engagement est cohérent avec ses valeurs. Mais, sa capacité à vérifier la véracité des informations étant sans précédent, il se laisse plus difficilement amadouer par les discours marketing. Cette génération est donc particulièrement vigilante à des pratiques comme le greenwashing, c’est-à-dire la communication trompeuse sur des pratiques écologiques, ou même le pinkwashing, qui est son équivalent sur les  questions queers et féministes.

Attention aux marques qui ne montreraient pas pattes blanches donc, puisque la Gen Z fait un usage fréquent de la cancel culture. L’exemple le plus criant de cette pratique a été celui de “l’annulation” de J.K Rowling, auteure de la saga Harry Potter. Pourtant icône pop-culture absolue des Millennials, la saga littéraire et cinématographique s’est faite lynchée de manière très virulente après que son auteure ait tweeté des propos transphobes.  Des entreprises centenaires du CAC 40 telles que L’Oréal ont, elles aussi dû répondre de leurs actes face au tribunal médiatique de la Gen Z, et ce à plusieurs reprises. En 2020, par exemple, alors que l’entreprise apporte publiquement son soutien au mouvement Black Lives Matter sur les réseaux sociaux, elle est immédiatement targuée d’hypocrisie, du fait qu’elle ait, quelques mois plus tôt, mis fin au contrat du mannequin Munroe Bergdorf, qui avait dénoncé le racisme d’un rassemblement néo-nazi.

Le VC étant un métier de réputation, structuré autour de marques qui ont mis des années à s’établir et à s’imposer en tant que leaders, il semble tout à fait probable que certaines de ces marques subissent des traitements similaires si elles ne joignent pas les actes à la parole sur les combats sociaux et environnementaux qu’ont à coeur les jeunes entrepreneur·e·s. Clamer ses convictions sur l’investissement à impact sur son site internet ne suffira sans doute plus à séduire.

Une génération qui semble moins attachée aux badges sociaux et aux réputations d’institutions

Bien qu’elle ne soit évidemment pas complètement homogène et que les inégalité d’accès à l’éducation persistent, elle est bien partie pour devenir la génération la plus éduquée de l’histoire, forte de ses taux d’obtention d’un diplôme du secondaire élevés et de décrochage faible. Pourtant les Universités d’élite craignent de perdre en pertinence aux yeux de ces jeunes, qui ont amèrement observé les générations précédentes s’endetter pour financer des études dont les formations n’étaient pas toujours cohérentes avec les débouchés d’un marché du travail en transformation profonde. En 2019, la Harvard Business Review publiait un papier qui prédisait que “Des voies plus rapides et moins chères vers de bons premiers emplois sont sur le point de supplanter des études lentes et coûteuses aux yeux de la génération Z”.

Aux Etats-Unis et en Europe, les modèles d’éducation plus courts et professionnalisants tels que Lambda School, Holberton School ou Ecole 42 sur les métiers du développement informatique, ou encore Iconoclass, sur les métiers de la vente, gagnent en popularité au-delà de leur cible de jeunes actifs en reconversion professionnelle. Habituée à un accès illimité à des contenus pédagogiques sur une infinité de disciplines, estimant souvent que Youtube est la meilleure université du monde, cette génération valorise moins les établissements centenaires comme les Grandes Écoles françaises, les Ivy Leagues américaines et les MBA prestigieux. Elle peut leur préférer des nouveaux modèles d’éducation fondés sur des formations plus courtes, à jour, spécialisées sur des sujets à très haute valeur ajoutée, mais à l’échelle de la vie, et plus de seulement cinq années de rite initiatique dont on sort endettés.

Il y a à mon sens un parallèle à tirer entre ce qui est en train d’arriver à ces grandes institutions académiques et ce qu’il pourrait se passer du côté des fonds d’investissement. Bien que les entrepreneur·e·s se tournent avant tout vers les VC pour un besoin de financement, on ne peut aujourd’hui pas nier la valeur sociale d’une levée de fonds avec un fonds d’investissement renommé. Réussir à lever des fonds auprès de grands noms comme Sequoia, Accel, A16Z (ou XAnge 😉 ) est une réussite sociale au même titre qu’avoir étudié à Polytechnique ou Yale. Les fonds d’investissements ont donc, socialement, une fonction de labellisation intellectuelle, qui les charge de mettre en lumière les entrepreneur·e·s les plus brillant·e·s, ou en tous cas au moins ceux qui rentrent le plus dans son moule. C’est finalement une dynamique assez similaire à la manière dont sont valorisés les étudiant·e·s dans le monde académique, et c’est encore plus vrai dans un monde où le capital destiné aux startups afflue. Un monde dans lequel les entrepreneur·e·s ne choisissent plus seulement leurs investisseur·e·s pour la trésorerie qu’ils leur apportent, l’argent des uns valant celui des autres, mais pour la répercussion de leur réputation sur leur propre marque.

Cette validation intellectuelle et sociale recherchée concomitamment au capital par les entrepreneur·e·s X et Y restera-t-elle similaire pour la Z, alors qu’ils ont déjà en partie dépassé le besoin de validation intellectuelle des plus grandes institutions académiques ?

 

Looking for more content ?

Subscribe to our Newsletter & Follow us on Social Networks

Discover our newsletter

Our Team

Our Portfolio